4

Dans la salle commune des Dollé, Joseph le curé pensa soudain qu'il s'était suffisamment attardé. Comme il n'était pas médecin, il n'avait pu juger exactement du laps de temps qui pouvait encore séparer Georges de la mort.

« Je reviendrai dès que possible l'assister de mes prières », dit-il en se levant.

Georges, que la visite avait distrait de ses souffrances, retrouva la parole.

« Et dites bien, monsieur le curé, que je suis pas malade. C'est une vacherie de canasson, une putain de bourrique, monsieur le curé.

— Et que le docteur est pas là, ajouta la mère sans savoir pourquoi. »

Joseph se fit sombre et grave :

« Dieu, lui, est près de tous ceux qui souffrent. »

Et il se pencha vers Georges :

« Alors, ne jure pas trop fort. Il pourrait t'entendre. »

Il fit quelques pas vers la porte, mais la mère Dollé l'arrêta :

« Faut-y lui faire de la tisane ?

— De la tisane bien sucrée, c'est excellent contre la fièvre, improvisa-t-il.

— Avec une goutte de gnaule ?

— C'est excellent pour la transpiration. »

La mère en fut toute réjouie :

« Au fond, on arrive bien à s'en passer du docteur. »

Et elle accompagna Joseph à la porte. Joseph lui serra mollement la main et s'engagea dans la cour, mais il s'arrêta brusquement comme pour réparer un oubli sans importance :

« Et puis j'y pense, dit-il, votre petite pensionnaire, envoyez-la donc au catéchisme qu'elle prie aussi. »

Il leva la tête, leva les bras, leva les yeux, et récita sentencieusement :

« Il n'est jamais assez de prières auprès d'un grand malade. »

La mère Dollé le regarda un peu ahurie, et, au fond de la salle, une voix grogna :

« Je suis point malade. »

Joseph baissa la tête, les bras, les yeux, salua légèrement et s'en alla, plein d'une dignité presque majestueuse. Il reprit son vélo posé à l'ombre, à cause du soleil et des pneus, et sortit en roue libre de la cour de la ferme. Il pédala quelques dizaines de mètres et son élan l'entraîna miraculeusement jusqu'à la porte du petit café. C'était un exercice auquel il se livrait habituellement lorsqu'il sortait de chez Dollé. « C'est Dieu qui m'entraîne, se disait-il ». Parfois, inconsciemment ou presque, il rectifiait la volonté du Tout-Puissant, d'un léger coup de frein ou d'un petit coup de pédale. Mais cette fois, Dieu l'avait vraiment voulu, et Joseph fut satisfait de ce qu'« Il » ne lui tint pas rancune de ses distractions opportunes.

En ouvrant la porte, il mit en branle une petite clochette un peu folle, qui fit sortir le patron de son arrière-boutique.

« Bonjour, monsieur le curé, lança celui-ci.

— Bonjour, monsieur Muriel. »

Joseph circula lentement entre les quatre tables de bois, et fit choix d'une place, contre le mur, dans l'angle de la salle. Comme il s'asseyait à l'extrémité du banc, celui-ci bascula, et Joseph se souleva pour se rapprocher du centre.

« Voilà, dit-il satisfait. Me croirez-vous, monsieur Muriel, mais ce banc me sert de bascule. J'approche des soixante-dix, croyez-moi.

— Vous ne les paraissez pas », dit Muriel qui avait compris soixante-dix ans.

D'un coup de torchon Muriel étendit sur toute la largeur de la table quelques taches de vin éparses et demanda finement :

« Un petit Pernod ? pour changer du vin de messe.

— Non. Un Mandarin, pour changer du Pernod. »

Muriel disparut dans son arrière-boutique, et Joseph passa son doigt dans les taches de vin, sans aucun dégoût, simplement parce qu'une volonté supérieure l'y poussait.

« Alors, quelles nouvelles ? demanda-t-il à Muriel qui revenait.

Muriel déboucha la bouteille de Mandarin et dit en servant attentivement :

« C'est plutôt à vous qu'il faudrait demander ça, puisque vous venez du bourg. Paraît que ça va mal ? »

Joseph ouvrit la bouche et parla de la guerre, de l'exode, des Allemands, des Français, des Anglais, des enfants, des parents, des soldats, caporaux, sous-officiers, officiers, généraux, des vivants et des morts, sans compter les blessés, puis des avions, des chars, des canons, des obus fumigènes, de la France, de l'Europe, de l'Espagne, du Danemark et de la Suède qui avait bien de la chance, et puis de l'Alsace-Lorraine qui, elle, n'en avait pas. Puis il ferma la bouche parce que Muriel disait :

« Un qu'a pas de chance non plus, c'est le Georges Dollé. Quelle affaire.

— Quelle affaire », acquiesça Joseph.

Et il parla blessures, meurtrissures, tétanos, diphtérie, dysenterie, en citant des exemples, coliques et embarras, en se donnant en exemple.

« Au moment des betteraves ! déplora Muriel.

— Au moment de l'exode, reprit Joseph. Les hôpitaux pleins. Plus de salles, plus de lits, plus de draps, plus de seaux, plus d'infirmiers, plus de médecins, plus de chirurgiens, plus d'ambulances… »

Joseph reprit son souffle et vida son verre.

« À propos, c'est toujours vous qui conduisez le corbillard ? demanda-t-il.

— Qui voulez-vous que ce soit ? » dit Muriel avec un haussement d'épaules. Puis il ajouta :

« Tout de même, faut pas dire, ça n'arrive pas tous les jours. »

Et il se pencha vers le curé, demandant confidentiellement :

« Il va donc si mal que ça ? »

Joseph soupira.

« N'en a plus pour longtemps, hein ? »

Joseph eut un geste vague. Muriel insista :

« Vous pouvez peut-être quelque chose pour lui ? »

Joseph leva les yeux au ciel :

« Je ne suis pas le Bon Dieu, monsieur Muriel, je ne suis pas le Bon Dieu.

— Mais presque, monsieur le curé, presque. »

À ce moment la petite clochette folle tinta, et Muriel se redressa vivement.

« Alors, Arthur ? Qu'est-ce qu'il dit ton corbillard ? lança le père Dollé qui entrait, suivi de Daniel et Raymond.

— Donnez-nous trois verres de plus ! » ordonna Joseph en les priant de s'asseoir.

Et il ajouta :

« J'interrogeais précisément M. Muriel à ce sujet. »

Muriel entreprit encore une expédition dans le fond de sa boutique et revint avec quatre verres.

« Puisque c'est ça, je m'invite ! » annonça-t-il.

Puis il enchaîna :

« Pour ce qui est du corbillard, y a bien longtemps que je l'ai vu. »

Daniel intervint :

« Georges dit que c'est la planche du fond qui va pas.

— Georges ? fit Joseph étonné.

— Ben quoi ? dit le père, ça le regarde bien un peu, non ? »

Joseph but une gorgée.

« En tout cas, j'ai guère le temps de le réparer, trancha Muriel.

— Ça, je pourrai bien le faire, dit le père. Y en a pour deux minutes. »

Joseph qui méditait depuis quelques secondes reprit la parole :

« Et les initiales ? Avez-vous des initiales ? »

Ses interlocuteurs restèrent muets, sans comprendre. Le père se gratta la tête, et Raymond secoua la poussière de son pantalon.

« Les initiales ? Ces lettres que l'on met en haut ? reprit Joseph.

— Ah ! fit Muriel, les lettres ? Ben ma foi, y a un « D » et un « G ».

Joseph eut l'air surpris et Muriel expliqua :

« Voyez-vous, monsieur le curé, ici, il n'y a que deux familles : des Dollé et des Ganard. Y a les Ganard du bout de la route, y a ceux d'en face Dollé, y a ceux près de l'Église…

— Qui ne vont pas à la messe, interrompit Joseph.

— Et puis les Dollé près du chemin de Saint-Pierre, ceux du petit pont, et puis ceux que v'là. Ça fait du monde, mais tout ça porte le même nom. Alors, on n'a acheté que deux lettres : un « D » et un « G ».

Le père Dollé questionna Muriel.

« Ben et toi ?

— Moi, je suis le conducteur. »

Joseph eut un petit sourire, et comme il était le seul à savourer le sel de la réplique, il se sentit pleinement confirmé dans sa supériorité. Aussi décida-t-il de rester en dehors de la conversation, se réservant d'intervenir au moment opportun.

Raymond fit remarquer que la lettre « D » devait certainement être encore sur le corbillard, puisque c'était la grand-mère qu'on avait enterrée en dernier, y a deux ans, tu te souviens.

Daniel dit qu'il s'en souvenait, le père dit qu'il s'en souvenait, et Muriel ajouta qu'il s'en souvenait aussi, même qu'il avait payé une tournée générale et que ça faisait bien du monde. Le père énuméra tout le monde que ça faisait, avec ses cousins, ses cousines, ses tantes, ses oncles et ses petits-fils, avec Ganard la Vache, sa femme la Truie, et ses enfants qui étaient « en dessous », pas francs et hypocrites, et qu'il ne comprenait pas qui ne soient pas fâchés plus tôt, et que tout compte fait on avait pris une sacrée cuite, Nom de Dieu.

Daniel dit qu'il s'en souvenait et Raymond dit qu'il s'en souvenait aussi. Et comme le père disait qu'ils avaient bien de la mémoire, Daniel récita tout ce qu'il avait pu boire ce jour-là : Pernod, Mandarin, vin rouge, vin blanc, limonade, menthe à l'eau, calvados, la goutte à Muriel, la goutte à Ganard, la goutte à Dollé. Et il ajouta que la grand-mère était bien brave, Nom de Dieu.

Raymond dit qu'il s'en souvenait, et raconta la vie de la grand-mère bien brave. Quand elle donnait des gifles c'est qu'elle avait raison, quand elle avait trop bu c'est qu'elle avait de la peine, quand elle volait du beurre c'est qu'elle avait trop faim, et un bon estomac, la vieille, qu'elle avait pas eu de veine, avec sa rougeole à six ans, sa coqueluche à onze ans, son mariage à vingt ans, sa fausse-couche à trente ans, son veuvage à trente-cinq, son mariage à quarante, son veuvage à cinquante, son petit-fils qui était mort – une vraie veine qu'elle soit morte pour pas voir Georges qui ne traînerait plus huit jours – avec ses rhumatisses, avec sa canne de bois, avec ses lunettes noires, ses dents qui tombaient, ses cheveux qui tombaient, et son cul qu'est tombé, dans l'eau, un jour qu'elle était soûle. Nom de Dieu.

Joseph jugea bon de rehausser le débat de toute sa dignité :

« Elle s'est noyée, je crois ?

— Nom de Dieu de saloperie ! hurla le père en cognant sur la table. Et c'est le Ganard qui l'a repêchée. Une médaille qu'il a eu, une médaille ! »

Et il affirma que Raymond disait bien la vérité, que la vieille garce donnait des gifles, qu'elle buvait trop et qu'elle volait du beurre, et que le Bon Dieu l'avait bien punie avec sa rougeole, sa coqueluche, son mariage, sa fausse-couche, son veuvage, ses rhumatisses, sa canne de bois, ses lunettes noires, et puis son cul dans l'eau, à croire qu'il y avait vraiment un Bon Dieu, Nom de Dieu.

Joseph eut un petit sursaut et se souvint que la dignité s'exprime par un regard fixe, hautain, lointain. Il regarda le plus loin qu'il put, à travers la fenêtre, en levant un peu la tête. Paulette et Michel passèrent au même moment suivant leur troupeau de vaches, et la petite salle résonna d'un beuglement sonore.

« V'là les vaches, dit Daniel.

— Vaches de mouches, dit Daniel.

— Vaches de mouches, coup en vache, vache de cheval… »

Muriel dit :

— « C'te pauvre Georges. »

La conversation tomba. Raymond suivait les mouches des yeux. Le père les chassait de son front, et Daniel parfois, les écrasait de son poing, sur la table. Les verres étaient vides avec une petite goutte rouge tout au fond, des verres en forme de poire, debout sur leurs queues, les queues pleines de la goutte rouge.

Muriel dit encore :

« C'te pauvre Georges. »

Et il essaya d'absorber la goutte rouge. Il pencha la tête en arrière et aspira bruyamment dans son verre, puis le reposa en essuyant ses lèvres de sa langue.

Le père Dollé cogna du poing : « Le corbillard c'est bien beau, mais le Georges, qu'est-ce qu'on peut lui faire, en attendant ? »

Toutes les têtes se tournèrent vers le curé-Joseph, sauf celle de Muriel qui s'aperçut que la goutte rouge était toujours au fond du verre. Joseph fit mine de boire avant de répondre : il porta le verre à sa bouche, le bascula, fut sur le point de le reposer, puis le caressa des lèvres à nouveau… Les Dollé concentraient toute leur attention sur ses moindres gestes, et Raymond, légèrement impatienté, traîna son pied sur le carrelage. Enfin Joseph posa son verre et ouvrit la bouche. Les Dollé respirèrent, mais Joseph sortit une cigarette d'un pli mystérieux de sa soutane. Le père et Daniel s'offrirent précipitamment à la lui allumer, un briquet à la main, et Joseph en profita pour hésiter une nouvelle fois. Il se décida enfin pour le briquet du père, et pendant qu'il aspirait sa première bouffée, Muriel s'en prit encore à la goutte rouge.

Joseph dit :

« Du calme et des prières. »

Raymond traîna encore du pied, et Joseph reprit :

« Beaucoup de calme, beaucoup de prières. »

Les regards restèrent fixés sur Joseph, dans une sorte d'attente anxieuse. Joseph murmura quelques mots en latin et le père crut un instant qu'il énumérait des médicaments. Mais Joseph était bien décidé à les punir de leur conversation sacrilège, bien décidé à aller jusqu'au bout de sa petite vengeance, bien décidé à sauvegarder sa dignité. Il fit encore semblant de parler latin, et commanda une nouvelle tournée à Muriel. Raymond voulut dire quelque chose, mais le père lui dit « chut » en désignant Joseph d'un geste de tête. Muriel servit la tournée, posa la bouteille sur la table et des mouches s'envolèrent. Las d'attendre quelque chose, Raymond vida son verre d'un trait. Puis Daniel vida son verre, le père vida son verre et Muriel vida son verre, sauf la goutte rouge. Joseph buvait lentement à petites gorgées et les Dollé s'aperçurent soudain qu'il avait fini de parler.

 

*

*   *

 

Michel poussa de son pied la petite porte de l'étable et dit à Paulette :

« Va au grenier. Je vais monter tout de suite. »

Paulette resta immobile jusqu’à ce que la dernière vache eut franchi le seuil de l'étable. Elle dit vivement :

— Ça pue. »

Puis à toutes jambes, elle courut vers le grenier dont elle escalada l'escalier quatre à quatre.

Michel attacha les vaches une à une, piétinant le fumier humide et jaune, puis il sortit lentement et s'arrêta devant la porte. Il pensa à Paulette qui l'attendait, et eut un curieux réflexe : il décrotta ses pieds sur le sol pour ne pas sentir mauvais. Puis il traversa la cour rapidement, de peur que sa mère ne l'appelât, et pénétra dans la remise qui occupait l'extrémité du bâtiment d'en face. Il y avait là une carriole à deux roues, assez légère, équipée d'une seule banquette réservée à son père et à sa mère. Lui, Michel, avait le droit de s'asseoir derrière, directement sur le plancher, quand la famille se rendait au bourg.

Michel contourna le véhicule et avança tout au fond. Il ouvrit un sac de cuir qui traînait sur le sol et en sortit un marteau et une vingtaine de petits clous tout neufs et luisants. Puis il inspecta longuement les lieux, cherchant quelque chose qu'il ne trouva pas. Il sortit, hésita un instant, et courut soudain au poulailler. Là, encore il chercha, sans rien trouver. Il médita longuement les yeux presque fermés, se mordant la lèvre. Puis il se souvint que des couvreurs de la ville étaient venus récemment refaire la toiture du grenier, et, reprenant sa course il s'élança vers une seconde remise, celle de l'écrémeuse, attenante à la première. Ce nouveau local était vide de tout véhicule, mais dans un coin obscur, les couvreurs avaient laissé un certain nombre de grandes lattes de bois blanc. Michel avança à tâtons vers le coin obscur, et ses mains rencontrèrent soudain les lattes éparses. Il en prit quatre, cinq, six, hésita, en remit une, puis la reprit. Il marcha vers la sortie, observa la porte ouverte de la cuisine et vit vaguement sa mère aux prises avec un grand chaudron. Il cala soigneusement les morceaux de bois sous son bras et partit lentement en longeant les murs. Il se baissa pour passer devant la fenêtre de la cuisine et s'arrêta courbé en deux, retenant son souffle. Il lui fallait passer devant la porte ouverte. Michel entendit sa mère qui parlait à Georges :

« Le ventre, c'est pas grave. J'en ai vu d'autres avec le mien de ventre. C'te garce de Renée… »

Michel bondit soudain. Il y eut un grand bruit de galoches sur le sol de pierre, puis un grand bruit de galoches dans l'escalier en bois.

La mère, toute à son ventre, ne sourcilla pas. Michel arriva au grenier tout essoufflé. Paulette était assise sur le bord de sa paillasse, le buste droit. Elle dit :

« Qu'est-ce que c'est ? »

Et Michel répondit :

« C'est du bois. »

Il déposa les lattes sur le plancher, puis le marteau, puis les clous, et vint s'asseoir à côté de Paulette. Il essuya la sueur de son front du revers de la main et proposa :

« Moi, je vais faire des croix. Toi, tu vas apprendre tes prières.

— Je sais pas lire, dit Paulette.

— C'est pas dur. Tu répéteras tout ce que je dirai. »

Michel se leva, prit une latte, en plaça le milieu sous son pied, souleva l'extrémité et la coupa en deux. Puis, visiblement satisfait, il répéta l'opération avec chacun des deux morceaux.

« Je vous salue Marie pleine de grâce, dit-il. Répète.

— Je vous salue Marie pleine de grâce, ânonna Paulette.

— Le Seigneur est avec vous.

— Ça pue encore », dit Paulette.

Michel rougit jusqu'aux oreilles.

« Oh ! non, alors ! » larmoya-t-il.

Paulette le dévisageait fixement.

« Oh ! alors ! oh ! alors », bougonna-t-il.

Il vint s'asseoir près de Paulette et délaça ses chaussures. Puis, pieds nus, il alla jusqu'à l'escalier et les jeta le plus loin qu'il put.

Michel revint à ses morceaux de bois, la mine renfrognée. Il s'accroupit et prit un clou brillant.

« Je vous salue Marie pleine de grâce », dit Paulette immobile.

Michel se retourna surpris.

« Pleine de grâce », insista Paulette en le fixant dans les yeux.

Michel plaça en croix deux bouts de lattes et commença de les clouer.

« LE SeiGNEUR est Avec VOUS », rythma-t-il à coups de marteau.

Un morceau de bois se fendit dans toute sa longueur.

« Zut, dit Michel.

— Le Seigneur est avec vous », récita Paulette.

Michel reprit une autre latte.

« Vous êtes bénie entre toutes les femmes.

— Vous êtes bénie entre toutes les femmes. »

Michel recommença de clouer.

« Et JéSUS, le FRUIT de VOS enTRAILLES est béNI.

— Et Jésus le fruit de vos entrailles est béni. »

Paulette réfléchit longuement. Des prières c'était quelque chose qu'on récitait très vite, sans faire attention, en faisant psch, psch, psch, psch, comme monsieur le curé. Elle répéta très vite plusieurs fois : le fruit de vos entrailles est béni, le fruit de vos entrailles est béni, le fruit de vos entrailles est béni. Mais même très vite, même à voix basse, ça ne faisait pas psch, psch, psch, psch, psch. Et puis tout de même, on avait le droit de savoir. Elle demanda :

« C'est quoi les entrailles ? »

Michel s'immobilisa, le marteau en l'air. Il cligna des yeux, regarda le fond du grenier et expliqua en hésitant :

« Les entrailles ?… Ça doit être là, où le Georges est blessé. »

Il y eut un long silence où les deux enfants méditèrent, puis Michel ordonna :

« Continue.

— Et Jésus le fruit de vos entrailles est blessé, dit Paulette.

— Est béni ! hurla Michel.

— Est béni », rectifia Paulette.

Michel lança encore un juron, parce qu'avec les deux lattes, il avait aussi cloué le plancher. De toutes ses forces, il tira, et parvint à les détacher. Il brandit la croix :

« Elle est belle, hein ? elle est belle. »

Paulette resta muette les yeux grands ouverts. Michel parut un peu déçu, examina son œuvre dans tous les sens, et resta songeur un instant.

« Ça pue encore ? demanda-t-il.

— Non. Ça pue plus », dit Paulette.

Michel respira, soulagé, et aussitôt, entreprit la confection d'une seconde croix.

« Sainte Marie, Mère de Dieu, priez pour nous, pauvres pécheurs…

— … pauvres pécheurs », reprit Paulette en imaginant un noyé qui s'en allait à la dérive, tout entortillé dans un long fil blanc, avec des morceaux de canne de jonc et un bouchon rouge qui suivaient…

Michel cogna le sol et les lattes de son marteau, de toutes ses forces, et Paulette sursauta.

 

Georges aussi sursauta dans son lit, et puis la mère, Berthe et Renée, et puis Raymond, Daniel et leur père qui rentraient du bistrot.

« Qu'est-ce qu'ils foutent ? » dit le père. Puis il se tut, car il avait d'autres préoccupations.

« Des prières, des prières, pensa-t-il, il en a de bonnes le Joseph. Il croit que tout le monde est curé comme lui. »

Il se tourna vers Raymond :

« Tu les sais, toi, tes prières ? »

Raymond se gratta la tête et le père sortit un pain de la huche. On entendit Georges qui balbutiait quelque chose, et la mère qui répondait :

« T'as bien raison, pour sûr. »

Le père coupa une tranche de pain et s'adossa au mur. Il interrogea Raymond du regard avec insistance. Raymond sortit son couteau de poche, se cura l'ongle du pouce, puis une dent creuse et lança le couteau sur la table.

« Ben, comment qu'on y disait à la grand-mère ? demanda-t-il. « Notre Père qui êtes aux cieux… »

Daniel intervint :

« À la grand-mère, on y disait Marie. « Je vous salue Marie ».

Tout le monde resta perplexe. Le père observa sa femme et ses filles. Elles devaient bien savoir, elles, qui allaient à la messe le dimanche. Mais la mère s'affairait sans cesse entre Georges et la cuisinière, Renée cousait près de la fenêtre et Berthe rêvassait sur le pas de la porte. Une poule qui s'était aventurée entre les jambes de Daniel s'enfuit en battant des ailes. Le père s'impatienta :

« Ben, les filles, vous dites rien ?

— Moi, je vous ai toujours dit d'acheter un catéchisse à Michel, triompha Berthe. Y en aurait des prières dedans. Mais y a rien à faire. »

Renée eut une idée :

« Y a qu'à dire « je crois en Dieu » ? Tu crois pas, la mère ? »

La mère souleva le couvercle d'une marmite pour en sortir des choux, des carottes, des poireaux, des navets, dans un grand jet de vapeur, et elle objecta :

« Je crois en Dieu » ? c'est bien long. Y a guère que le curé pour la savoir celle-là. »

Elle mit les choux, les carottes, les poireaux, les navets dans une grande écumoire et la secoua au-dessus de la marmite. Puis elle proposa :

« Ben le Georges, qu'est-ce qu'il veut qu'on lui dise ? »

Georges dit avec peine :

« Moi, je veux pas qu'on me dise « Marie ».

Le plafond fut soudain ébranlé de plusieurs coups violents, tout le monde sursauta à nouveau, et un petit morceau de plâtre tomba sur la table.

« Cré vingt Dieux ! » dit le père.

Et comme le problème des prières s'avérait insoluble, il décida :

« Je vas voir. »

 

Le père escalada l'escalier de bois et rencontra en chemin les chaussures de Michel.

« Cré vingt Dieux ! » répéta-t-il.

Puis il s'arrêta et tendit l'oreille. Le bruit du marteau avait cessé, et il entendit la voix des enfants.

« Amen. Pourquoi qu'elles finissent toutes pareilles ?

— Ça veut dire que c'est fini. Recommence.

— Amen.

— Non. Recommence tout.

— Notre Père qui êtes aux cieux… »

La voix de Paulette fut couverte par le vacarme du plancher qui tremblait sous les coups, et le père se remit en marche.

Paulette dit :

« Que votre règne arrive… » et elle vit tout à coup M. Dollé qui empoignait Michel par le col. Michel s'échappa et il y eut une grande cavalcade autour du grenier, le père martelant le sol de ses gros sabots, Michel pieds nus, silencieux, étonnamment souple et rapide, courant, stoppant, piétinant sur place, sautant, tombant se faufilant entre les bras et les jambes de son père. Il passa sur le tas de graines, glissa et s'y affala de tout son long. Il voulut se relever mais les graines roulaient sous ses pieds, sous ses mains, sous son corps et il retomba impuissant. Le père Dollé put enfin l'empoigner solidement. D'un geste il le dressa sur ses jambes et lui administra une paire de gifles.

« Hou ! fit Paulette.

— Tu sais pas qu'il lui faut du calme ? hurla le père. Hein ? du calme et des prières qu'il a dit le Joseph, hein ? »

Michel protégea sa joue gauche de son bras, et reçut une gifle sur la joue droite.

« Ben zut alors ! Je lui apprenais ses prières !

— Je les sais pas ! Je les sais pas ! Je les sais pas ! » dit Paulette terrorisée.

Le père ramassa une croix sans lâcher Michel.

« Et ça, c'est une prière ? »

Michel cacha tout son visage dans son coude replié.

« Tu fais des croix dans la maison d'un malade ? Tu veux le faire mourir ? »

Il secoua brusquement Michel.

« Je vas te les apprendre, moi, tes prières. »

Michel tenta encore de s'échapper, mais le père tenait bon et l'enfant capitula. Il se laissa aller tout entier, les bras ballants, fléchissant sur ses jambes, et le père l'entraîna vers l'escalier.

Paulette entendit les pieds nus de Michel et les sabots du père alterner sur les marches de bois, puis les pas qui se perdaient dans la cour, et puis plus rien, plus rien, pas même un éclat de voix dans la cuisine.

 

À vrai dire, ses oreilles bourdonnaient, et les battements de son cœur résonnaient si douloureusement que rien d'autre ne lui était audible.

Paulette avait observé toute la scène, sans bouger de son lit, toujours raide et droite, mais maintenant elle tremblait de tous ses membres. M. Dollé avait une voix terrifiante, et des grands gestes, avec ses grands bras, ses grandes mains, ses mains qui avaient saisi Michel et l'avaient secoué, secoué, lui, si frêle avec ses pieds nus silencieux. Et Paulette regretta soudain que Michel se fût déchaussé. Avec ses grosses galoches il eût pu se défendre, cogner, frapper, dans les jambes, dans les bras, dans le ventre de M. Dollé comme le cheval qui s'était bien défendu contre Georges. Longuement Paulette médita, cherchant une vengeance possible. Il fallait attraper M. Dollé, l'étendre à terre et lui tordre les pieds, les lui retourner complètement ; lui crever les yeux avec une binette et mettre à la place des petits volets en cuir, comme ceux qu'il mettait aux chevaux ; lui couper carrément les jambes pour l'obliger à marcher sur la tête, et à se cogner chaque fois qu'il voudrait faire un pas ; l'attacher après un arbre et puis amener des vaches, des veaux, des chevaux, des ânes qui lui battraient la figure de leurs queues, des cochons qui lui perceraient le ventre avec leurs queues en tire-bouchon, pendant que tous les oiseaux du monde lui piqueraient le crâne avec leurs becs ; lui enfoncer une des croix de Michel sur le sommet de la tête, une croix qui se mettrait à tourner tout d'un coup, comme une hélice, qui l'emporterait jusqu'aux nuages, et qui s'arrêterait de tourner, tout d'un coup, pour le laisser tomber juste dans le trou d'un puits tout noir, et puis, tout d'un coup, on mettrait un couvercle sur le puits, et il ne pourrait plus ressortir, jamais. Et puis tout d'un coup, le feu qu'est dans la terre se mettrait à chauffer l'eau du puits qui se mettrait à bouillir. Y aurait plein de vapeur, et puis tout d'un coup la vapeur ferait sauter le couvercle du puits. Ça ferait une grande explosion et M. Dollé tout d'un coup serait projeté en l'air en petits morceaux qui retomberaient un peu partout. On n'aurait plus qu'à les recoller comme on voudrait. On ferait une tête avec un genou, et puis un doigt de pied pour faire un nez, et on mettrait les yeux dans le creux de la main pour qu'il ne puisse plus donner de gifles. Ça serait bien fait.

Paulette serra les poings et les dents, et pensa : le mordre ou lui cracher à la figure. Puis elle resta un long moment sans penser, et soudain un bruit confus la fit sursauter : dans la cuisine, on remuait des assiettes, des fourchettes, des couteaux, des verres, et tout cela cliquetait joyeusement. Dans la cuisine on mangeait, on mangeait sans Paulette. Alors elle s'étendit de tout son long sur la paillasse et s'agrippa rageusement aux couvertures. Puis elle pensa à Michel qui devait subir la même punition et en oublia sa propre colère. Michel, lui, devait pleurer de tous ses petits yeux, en avançant sa grosse lèvre. Il avait reçu des gifles ; il était privé de manger, et Paulette lui avait dit « ça pue »…

Et soudain elle pensa qu'elle ne reverrait peut-être plus Michel. M. Dollé avait dû lui interdire de monter au grenier, de l'approcher, de lui parler. Paulette en éprouva un curieux malaise. Elle aimait bien Michel. Le matin, avant l'enterrement du chien, c'était encore pour elle un étranger hostile, qui la troublait dans sa solitude. Puis elle avait trouvé qu'il traînait une bonne odeur de lait, à la place de cette puanteur de fumier des autres. Michel avait des cheveux noirs sous son béret, noirs comme la tache noire du chien, des cheveux qui devaient être souples et tièdes sous la main.

« Demain, pensa-t-elle, je lui ferai retirer son béret. »

Puis à nouveau elle pensa que demain M. Dollé les tiendrait séparés comme aujourd'hui, et elle en éprouva une grosse envie de pleurer. Elle se recroquevilla sur son lit, serra ses genoux contre son corps, et regarda tristement autour d'elle.

Le grenier lui apparaissait maintenant dans toute sa pauvreté sordide. À son réveil, le soleil lui avait donné un aspect un peu merveilleux. Mais à présent les tuiles étaient ternes, les poutres sales, les toiles d'araignées grises…

Paulette tendit l'oreille espérant un peu un appel de la souris du matin qui l'eût distraite, avec deux petits yeux noirs et un petit nez pointu, une visite d'une seconde, pas plus, juste pour voir. Paulette gratta le plancher de son ongle, et s'arrêta soudain effrayée : si M. Dollé allait l'entendre ? Elle retint son souffle, puis, avec précaution, s'étendit sur le lit la gorge serrée.

Et tout doucement elle se mit à pleurer, comme jamais encore elle n'avait pleuré : sans colère, sans révolte…

Et tout doucement elle s'endormit.

 

« Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien… », dit Michel.

Il ajouta larmoyant :

« Papa, j'ai faim. »

Le père se retourna la bouche pleine :

« T'es puni. Récite tes prières. »

Et il replongea le nez dans son assiette.

Après la correction de tout à l'heure, le père avait enfermé Michel dans le cellier. Il y était resté jusqu'à la fin du repas pleurant à chaudes larmes, désemparé. Une fois, il avait voulu prendre un balai pour communiquer avec Paulette en frappant le plafond. Mais le souvenir de la paire de gifles était encore trop proche et il n'avait pas osé. Quand le père ouvrit la porte, il vit Michel assis au pied d'un tonneau. Il lui commanda de prendre une binette et Michel s'exécuta sans difficultés. Tout l'après-midi il aida la famille à piquer les betteraves, puis il revint le soir, épuisé. Il parvint à échapper quelques minutes à la surveillance paternelle, et monta aussitôt au grenier : Paulette était endormie, toute habillée, et il ne voulut pas la réveiller. Il redescendit, et attendit avec impatience l'heure du repas. Ce fut long, très long… Enfin, à la nuit tombante, la mère mit le couvert et Michel s'apprêtait à se mettre à table quand le père intervint :

« Puisque tu sais tes prières, tu vas les réciter pendant qu'on mange. Le Joseph l'a dit. »

Comprenant qu'il serait encore privé de dîner, Michel avait fondu en larmes, sans méchanceté, sans haine, simplement parce qu'il n'avait pas mangé depuis son réveil, et qu'il avait faim, très faim. Mais sur Michel, l'autorité du père était encore intacte, et Michel avait dû obéir. Agenouillé entre les deux lits contre la porte du cellier, il s'était mis à réciter des prières inlassablement : « Je vous salue Marie », « Je crois en Dieu », « Notre Père qui êtes aux cieux ». Parfois il s'arrêtait, suppliant qu'on lui donnât un morceau de pain, ou respirant simplement la bonne odeur de volaille, ou encore parce que l'image de Paulette s'imposait avec trop d'évidence…

Les autres mangeaient, silencieux, ou plus exactement muets, car ils faisaient beaucoup de bruit avec leurs cuillers, leurs couteaux, leurs plats, leurs lèvres, leurs langues et leurs gosiers. Et pour la première fois Michel s'impatienta de leur manière de boire et de manger bruyamment.

« Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien, pardonnez-nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés… »

Georges qui était resté silencieux de longues heures, poussa un râle étouffé.

« Ben quoi ? » dit la mère.

Michel s'arrêta un instant.

« Tu réponds pas à ta mère ? » demanda le père à Georges.

Georges eut encore une parole indistincte. La famille hésita, la fourchette à la bouche, Raymond fit même mine de se lever, mais comme Georges était redevenu silencieux, tout le monde se remit à manger, et Michel reprit son interminable défilé de Père, de Marie, de Jésus, tous les archanges, tous les apôtres et tous les saints, avec du pain, des fruits et des entrailles un peu partout.

« Ne nous laissez pas succomber à la tentation, délivrez-nous du mal… »

Georges poussa une sorte de rugissement. Du coup, Raymond se leva, réellement cette fois, et approcha jusqu'au lit.

« Ça va pas ? » demanda-t-il.

Il y eut un curieux « glou-glou » dans la bouche de Georges.

« Ho ! » dit Raymond comme pour arrêter un cheval. Et il se tourna vers la table :

« Il crache. »

« Je vous salue Marie pleine de grâce, fit la voix de Michel, le Seigneur est avec vous… »

Michel glissa un coup d'œil vers la famille.

Ils étaient tous immobiles la fourchette en l'air, avec un petit morceau de viande au bout, tout chaud, tout fumant, un petit morceau qui attendait un mot de Raymond pour se laisser manger.

« Il crache du sang », reprit Raymond.

Les morceaux de viande disparurent dans les bouches, sauf celui de la mère qui retomba dans l'assiette. La mère se leva et Georges articula quelques syllabes incohérentes.

« Puis, je comprends plus ce qu'il dit. »

Le père se leva à son tour, et puis Daniel et Berthe, et ils se groupèrent autour du lit.

« Sainte-Marie, Mère de Dieu, priez pour nous… »

Michel se tut, puis reprit très lentement. Si tout le monde s'approchait du lit il parviendrait peut-être à se glisser jusqu'à la table, à genoux, à quatre pattes, tout doucement, pour prendre un bout de pain, peut-être même une carotte ou un petit morceau de viande. Mais Renée était restée à table continuant de manger, la tête tournée vers Georges.

Georges fit :

« Aâoooâoaâobranche… »

Et la mère répondit :

« C'est rien, mon gars. »

Renée laissa tomber sa fourchette et vint se joindre au groupe près du lit.

« Notre Père qui êtes aux cieux… »

Michel voulut ramper vers la table, mais il vit soudain que le père pouvait l'apercevoir. Adossé au mur, à la tête du lit, il surveillait toute la salle.

« Que votre nom soit sanctifié, que votre règne arrive…

— Grrrroooooâââ », fit Georges.

Il y eut un moment de stupeur dans la famille, puis quelques paroles éparses qui se transformèrent soudain en une rumeur confuse. Les voix s'amplifièrent, se mêlèrent, perçantes, caressantes, persuasives, désolées, criardes, assourdissantes, et Michel en profita pour se venger :

« Notre Père qui êtes aux cieux, vous êtes bénie entre toutes les femmes, donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien et Jésus le fruit de vos entrailles est blessé. Que votre volonté soit pleine de grâce. Notre Père, Sainte Mère de Dieu, donnez-moi du pain, donne-moi du pain quotidien, crotte alors, crotte, crotte, crotte, crotte, crotte… »

Michel se pencha un peu et vit que la famille était toujours affairée.

« Merde », dit-il faiblement.

Puis il reprit un peu plus fort :

« Merde. »

Et très vite :

« Merde, merde, merde, merde, merde, merde, merde, merde, alors ! »

Le père fit un pas vers la table :

« Crotte, crotte, crotte, rectifia Michel, sur la Terre comme au Ciel. Notre Père qui êtes aux cieux, que votre nom soit sanctifié… »

Le tumulte des voix s'apaisa et le groupe se dispersa aux quatre coins de la pièce.

« C'est l'estomac », dit Daniel.

Les têtes se tournèrent vers lui :

« C'est l'estomac. Il a du sang dans l'estomac et il vomit. C'est forcé. Faudrait une purge.

— Y a de l'huile de ricin, dit la mère.

— Ben, y a qu'à lui en donner une goutte », ordonna le père.

Il y eut un instant de détente et chacun revint à table, soulagé par la découverte du remède, sauf Renée qui s'attardait près de Georges :

« Il a tout de même bien les yeux de la grand-mère », observa-t-elle.

Puis à son tour elle revint s'attabler. La mère vida son assiette et s'en fut au placard où elle dénicha une bouteille sale.

« Si ça fait pas de bien, ça fera pas de mal. »

La voix monotone de Michel se fit moins forte, Michel chuchota, Michel se tut. Il y avait au pied du mur un grand trou, avec la queue d'une souris qui dépassait. L'attraper, sans bruit, et la porter à Paulette pour la consoler.

« Ben quoi ? T'ouvres plus la bouche ? dit la mère.

— Je vous salue Marie », reprit Michel…

Mais il s'aperçut que la mère s'adressait à Georges. Elle se tenait devant le lit, un peu ridicule, avec une cuiller dans une main, la bouteille d'huile de ricin dans l'autre.

Le père se leva :

« Faut le prendre par la douceur. »

À nouveau il y eut une sorte d'exode vers le lit du blessé, mais cette fois Daniel protesta :

« Ça va refroidir. »

Il retint Renée par le bras et tous deux continuèrent de manger tranquillement :

« Raisonne-toi, Georges », dit Raymond.

Il y eut un moment de silence couvert par le bourdonnement des prières de Michel.

« Regarde-nous, au moins, dit Berthe.

— Il ferme les yeux ? demanda Renée sans bouger de table.

— Il a les yeux tout drôles.

— C'est peut-être qu'il dort », commenta Daniel la bouche pleine.

Le père commençait à s'impatienter. Somme toute, Daniel n'avait pas tort : ça refroidissait.

« Allons, bois ça. Donne-lui, la mère. »

La mère protesta :

« Ben, il serre les dents.

— C'est peut-être ben qu'il est mort », commenta Daniel toujours à table.

Michel éprouva un petit choc bizarre dans l'estomac et reprit bien fort, comme pour dégager sa responsabilité :

« Notre Père qui êtes aux cieux, que votre nom soit sanctifié, que votre règne arrive, que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel… »

Puis il baissa la voix parce que la queue de souris réapparaissait. S'il y avait eu du bruit, Michel se serait tu, pour l'attraper, mais un silence profond régnait soudain dans la salle. Raymond secoua un peu Georges :

« Hé !… Hé ! »

Puis il regarda les autres, un peu embarrassé, et acquiesça :

« C'est peut-être ben qu'il est mort. »

Le père se taisait, Berthe se taisait, la mère se taisait, Daniel et Renée mangeaient, guettant une confirmation.

Raymond toussota :

« Pour moi, il est mort. »

Lui aussi exigeait une certitude. Et puis il voulut secouer l'inertie des autres.

« Tâte voir son pouls », dit-il au père.

Le père prit le poignet de Georges dans la main droite, resta immobile quelques secondes, s'arrêtant de respirer, et déclara :

« Je crois bien qu'oui qu'il est mort. Qu'est-ce que t'en dis, la mère ? »

La mère mit la bouteille d'huile de ricin sous son bras, et à son tour prit le poignet de Georges :

« Pour sûr qu'il est mort. »

Puis elle passa le poignet à Berthe qui dit simplement :

« Oui, il est mort. »

Daniel et Renée se levèrent de table pour venir à leur tour palper le poignet de Georges, et les autres s'éloignèrent un peu pour leur faire de la place.

La voix de Michel ronronnait toujours :

« Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés, ne nous laissez pas succomber à la tentation…

— C'est peut-être plus la peine qu'il continue ? demanda Raymond.

— Ben non ! c'est plus la peine, articula le père.

— Amen », fit Michel.

Et il se releva en caressant ses genoux endoloris. Il regarda longuement la table avec ses assiettes abandonnées et ses plats qui fumaient, sans savoir au juste que faire… Chacun demeurait immobile, dans un coin de la pièce. Juste au milieu, près de la table, la mère était plantée, stupide, avec la bouteille et la cuiller désormais inutiles.

Comme à regret, elle fit un pas vers le placard, et s'arrêta, soudain inspirée :

« Ben, je vas purger Michel ! »

Enfin Michel éclata :

« Ah non ! moi, je mange maintenant. »

Il bondit à table et se mit à dévorer dans l'assiette de Raymond, tandis que Daniel avait un bon mouvement :

« Je vais en boire, va. Ça m'a tout détraqué.

— Moi aussi, dit la mère. Quel malheur. »

Et elle se moucha longuement dans son tablier. Près du lit, Berthe et Renée s'apprêtaient à pleurer. Leur ignorance des mots et gestes rituels semblait les avoir tous frappés de paralysie. Dans un silence pesant, la voix du père résonna :

« Quel malheur », dit-il.